Ernst avait été un compagnon bref, beaucoup aimé et rapidement fui. Ernst était, quoiqu’il s’en défendît, une personne à un seul monde. Jeanne appelait personnes à un seul monde les gens qui ne pouvaient pas faire entrer les autres dans leur monde et qui ne pouvaient entrer dans les mondes des autres. Pour Ernst, elle l’avait vu très tôt mais réellement compris très tard, l’autre était un élément à ranger dans la grande boîte de la vie. Car pour lui, la vie était une sorte de grand casier qui devait être toujours très rempli et bien rangé, c’étaient les deux conditions de base, auxquelles il consacrait une grande partie de son énergie, quitte à s’y épuiser. Il y avait beaucoup de cases dans la boîte car il ne fallait pas s’arrêter, il ne fallait pas de temps mort, il ne fallait pas de vide, il ne fallait pas de liberté. Le vide, ou la liberté, ça revenait au même, c’était pour Ernst la menace suprême, le risque que sa subjectivité s’écroule, comme le château de cartes fortifié qu’était son existence.
Il n’y avait pas de liberté avec Ernst, il n’y en avait pas non plus chez lui, c’était l’homme le moins libre du monde ; et il le disait, d’ailleurs, avec cette lucidité qu’ont parfois les gens asservis, qui mentionnent leur asservissement sans en avoir la conscience, comme ça, en passant, comme un détail rigolo. Rigolo, c’était d’ailleurs un mot qu’Ernst employait souvent, à propos de choses graves la plupart du temps. « Oh, c’est rigolo », disait-il avec un petit rire. Un moyen de dire le négatif sans le savoir, et sans en souffrir, sans doute ; ruse classique, qu’il utilisait pour ignorer son assujettissement. Mais il déployait à tout propos un vocabulaire du devoir et de l’empêchement qui était trop abondant, et surtout trop récurrent, pour ne pas ressembler à une obsession. Dans la grande boîte de sa vie, tout avait une place et toutes les places étaient occupées : les gens, les choses, les animaux, les plantes, les activités. Si la surprise émergeait, elle était aussitôt capturée et placée dans une case de la vie, comme un papillon de collection. Tout était toujours plein, les journées, les mois, les années, le temps. C’était un dispositif total, qui ne laissait aucune chance à l’oisiveté, ou à la rêverie. Ernst était sanglé, au propre comme au figuré ; il était toujours habillé de manière serrée, tiré à quatre épingles. Son langage aussi était tiré à quatre épingles ; il parlait un français exagérément correct et restait dans les normes, sans jamais déroger. Son discours était convenu, roulait sur des stéréotypes efficaces, des routines éprouvées ; Ernst disait ce qu’il fallait dire et faisait ce qu’il fallait faire, et ça fonctionnait, car personne ne s’apercevait de la dimension mécanique de ses faits et gestes. Il était comme il faut. « Il faut », c’était également une de ses expressions les plus fréquentes. Il faisait ce qu’il fallait. C’était quelque chose dont il tirait une satisfaction intense.
Ernst aimait le savoir, il aimait raisonner, et il parlait beaucoup. Il savait tout, et s’il ne savait pas, il y remédiait avec méthode. Il ne fallait laisser aucun vide, aucune chance à la chance et à la possibilité du rien. Sur tout sujet nouveau, qu’il soit théorique ou pratique, en particulier quand il s’agissait d’une de ses activités, il acquérait aussitôt et fébrilement des connaissances encyclopédiques. Il savait absolument tout par exemple sur la culture des vers à soie, à laquelle il se livrait, et il était incollable sur les volcans, dont il accumulait les visites ; il connaissait également le nom de tous les mammifères, en latin et en français. Il ne se contentait pas de savoir, mais il déclarait aussi son savoir : il pouvait parler de ses connaissances pendant des heures, sans se préoccuper de son interlocuteur envers lequel il avait l’impression de faire acte de générosité, et donc d’échange. Ses discours étaient d’ailleurs plutôt agréables à entendre, mais il y manquait un je ne sais quoi qui aurait fait lien avec l’autre, et qui les rendaient inintéressants.
Ernst se suffisait à lui-même et en même temps ne pouvait vivre sans l’autre, qui lui assurait cette tension permanente vers un objectif interdit mais toujours désiré. Et il s’adressait donc volontiers à l’autre, avec beaucoup de soin et de politesse, de tendresse même, mais sans en écouter les réponses, ni les questions. L’autre était là pour ne pas être écouté, ni satisfait, ni surtout, aimé : il était soigneusement entretenu, chéri presque, pour ne surtout pas surgir, pour ne pas interférer dans le mécanisme bien huilé de son existence. Pour ne pas faire dérailler le mécanisme, avec de la vie ou de la spontanéité ; il fallait empêcher que ça cloche, il fallait empêcher que le désir puisse se déployer. Et cet empêchement était le ciment du dispositif, ce qui faisait tenir la grande boîte. Le négatif comme condition d’une existence réussie. C’était difficile à comprendre et Jeanne avait dû déployer des prodiges de réflexion pour comprendre ce drôle de fonctionnement. C’est comme ça qu’elle s’était aperçue qu’Ernst était une sorte de version contemporaine de l’homme aux rats : il cochait toutes les cases du célèbre symptôme, ce qui l’avait déstabilisée parce qu’elle ne savait pas que l’homme aux rats existait pour de vrai, dans la vie. Elle l’avait toujours vu comme un cas, un simple cas, qui n’apparaît que dans les livres de Freud. Mais elle n’avait jamais rencontré d’homme aux rats dans la vie et elle n’y était donc pas préparée.
Ernst était par exemple un grand utilisateur de mais, particulièrement dans le domaine des sentiments, petit mot au moyen duquel il retirait ce qu’il donnait, corrigeait ce qu’il disait, annulait ce qu’il éprouvait. Il pratiquait la rétention de manière coutumière, et tout sentiment avancé, toute émotion exprimée, toute importance accordée à ce qui se passait étaient aussitôt rabotés et ramenés dans le giron de ce « mais » qui était le signe de ce qui ne devait pas advenir. Oui, mais. Toujours. Aucun oui n’était assumé. Tout consentement devait être retiré. Jeanne avait perçu dès le départ cette rétention, mais comme Ernst était généreux de ses paroles, qui semblaient s’adresser à elle, elle avait eu du mal à démêler l’écheveau de résistances et de refus qui constituait sa personnalité. Et puis elle avait compris, un jour, au détour d’une phrase, que pour Ernst, l’autre, particulièrement dans l’amour, mais c’était aussi valable dans toutes sortes de liens, devait absolument rester un objet refusé. C’était presque une question de vie ou de mort : il ne fallait pas se laisser aller dans le monde de l’autre sous peine de s’y trouver englouti, et il ne fallait pas non plus permettre à l’autre une entrée dans son monde, au risque du même engloutissement. L’impuissance à aimer était une condition de vie. Ça semblait fou mais ça ne l’était pas. C’était un mode d’exister, une façon de résister. Ernst ne voulait finalement s’unir qu’avec lui-même, et tout possible objet d’amour extérieur constituait un risque pour cette union qui n’en comportait pas.
Quand Jeanne s’était aperçue qu’elle était un de ces autres soigneusement maintenus dans la distance du désir pour ne jamais être aimée, quand elle comprit qu’elle ne serait toujours l’objet que d’une résistance à l’amour, qu’elle resterait un objet dans la boîte, placé dans un précieux écrin et contemplée avec émerveillement comme un papillon joliment épinglé, elle quitta vite les bras absents de l’homme aux rats.
© Marie-Anne Paveau